Ce texte est tiré du roman de Paco Ignacio Taibo II, A quatre mains (1991), éditions Rivages, 1992.

Qui a eu la chance de contempler les gigantesques fresques murales que l'on trouve dans les sierras de San Borja, San Juan, San Francisco et Guadalupe dans le désert de Basse-Californie sait qu'il a entrevu le fragment d'un autre monde. Ces hommes peints à même la roche, en couleurs rouges et noires, mêlés et superposés à des rennes et des cerfs et recouvrant d'immenses parois de pierre dans des grottes étonnamment conservées, n'ont pas leur place dans l'histoire du Mexique. Figures peintes à six ou sept mètres du sol, hommes de 1,80 à 2m de haut, les bras levés; personnages stylisés d'une danse à laquelle nous n'avons pas été invités.
Le monde rupestre mexicain, très peu exploré, n'a pas pu être intégré parmi les autres vestiges du monde préhispanique collectés à l'époque coloniale par l'élite intellectuelle des communautés ecclésiastiques (cf. Hambleton-Von Borstel, Etudes historiques, univ. de Basse-Californie du Sud).
Les principales tribus en contact avec les Espagnols lors de leur arrivée dans la péninsule de Basse-Californie n'avaient apparemment pas conservé de traces de ces habitants primitifs. Les Guayrucas, les Cochimis ou les Pericues ne purent transmettre aux Espagnols que des informations peu cohérentes et de caractère légendaire sur les "grands hommes qui peignaient les parois de pierre".
La longueur du processus colonisateur en Basse-Californie, qui s'étendit sur deux siècles (Léon Portilla, Etudes historiques, univ. de Basse-Californie du Sud), l'isolement des enclaves coloniales et des missions semblent avoir été des facteurs qui contribuèrent à désintégrer les traces de cette tribu de chasseurs qui laissa des centaines de témoignages de son habileté picturale. Telle est du moins le version officielle répandue jusqu'à aujourd'hui.
Introduisons-y un nouvel élément :
Dans la zone où se trouvent actuellement plusieurs des plus importantes grottes décorées de peintures rupestres de la Basse-Californie doivent se trouver également les restes de la mission de Santa Isabel, surnommée par les historiens "la mission perdue", dont toute trace a disparu mais qui, selon les documents dont nous disposons, devrait se situer quelque part entre les missions de Calamajue et San Borja (cf. Jordàn, p.188).
En dépouillant les chroniques des jésuites et les registres du vice-royaume sur cette mission perdue, j'ai trouvé dans les archives générales de la nation (secteur vice-royaume, section Inquisition) un manuscrit relié, composé de récits indiens transcrits par les père jésuite Francisco Osorio. Dans ses dernières pages, cet ouvrage comporte un document faisant état non seulement des la mission perdue de Santa Isabel mais également des prédécesseurs des tribus indiennes rencontrées par les Espagnols. Ces même tribus qui, à en croire Cota (cf. p.16), "moururent de stupéfaction en entendant sonner une cloche". Le document comprend sept pages tellement abîmées par endroits que toute transcription est impossible. Il s'agit d'une lettre confession (je suis conscient des similitudes de cette histoire avec le roman de Daniel Chavarria, La Sixième Ile, mais, comme on le verra, la réalité s'éloigne de la fiction et la dépasse), écrite en Castillan et datée des premières années du XVIIIe siècle. Les allusions de l'auteur à sa participation à l'expédition de Diego de Vargas sont suffisamment précises pour que l'on puisse sans hésiter dater ce document des années légèrement postérieures à la tentative de Vargas de repousser vers le nord les frontières du Nouveau-Mexique, aventure où le narrateur perdit un bras en 1692.
Voici ma transcription, rendue encore plus approximative par mes limites syntaxiques en espagnol - et le fait que la paléographie n'a jamais été mon fort :
"Doncques étant venu sur ces terres pour y chercher une mort d'ennui ou de solitude dans le désert, homme sans dieu pour l'avoir perdu dans la campagne militaire du gouverneur Vargas où je perdis aussi le bras en combat contre les Indiens, et ayant déjà vu tout ce que mes yeux pouvaient voir, il le reste encore à raconter l'histoire de comment je devins autre et pour quelle raison, et à la confier au sable du désert pour le cas où un autre aussi infortuné que moi eût l'intention de suivre mon exemple.
"Etant arrivé dans mon errance à le mission de San Francisco, le père missionnaire qui se nommait Benito, après avoir partagé son frugal souper, m'informa des traces des énormes peintures faites ne des temps reculés par les indiens sur les roches des environs de la mission et s'offrit de me guider en compagnie des naturels de ces lieux le lendemain. Ces naturels disaient ne point être de la descendance des merveilleux Indiens peintres et vivaient en paix dans la mission, étant depuis des temps anciens des hommes de tribus aux dieux et aux coutumes différents de ceux des Indiens peintres, et étant à présent dans le sein de l'Eglise par la main des jésuites.
"J'allais visiter les jours suivants les grottes, et restant confondu devant la grandeur et le mystère de ces merveilleuses parois, en appelai à la raison et non aux simples explications de la foi que le missionnaire offrit pour nier ce qui à mes yeux s'exposait : de splendides animaux à cornes et à pointes, des hommes et des femmes dansant et se superposant parfois aux figures des animaux comme s'ils eussent voulu se confondre avec eux ou l'inverse, comme si les bêtes eussent voulu, ignorantes de la signification des préjugés, se confondre avec les hommes et les femmes.
"J'errai des heures durant parmi ces lares, dévoré par ma propre curiosité et devinant une grandeur très au delà des perceptions de la vie de soldat où j'étais demeuré au sortir de mon enfance. Fray Benito me conta à la chaleur du foyer que les légendes disaient que les Indiens qui avaient peint les grottes, ou leurs successeurs directs, vivaient toujours sur ces terres mais s'étaient faits invisibles au reste des mortels.
"Le jour suivant, avant le lever du soleil, je pris en solitaire le chemin du désert, croyant d'une foi aveugle en la légende car il n'était aucune autre pensée qui me satisfasse.
"A quelques pas de la grotte, je déposai au sol mes rares possessions et me mis nu, tel un enfant qui vient de sortir de sa mère. Mes nudités et mes cicatrices, mon bras mutilé et ma barbe blanchie restèrent exposés au soleil. S'ils désiraient être invisibles aux yeux de tous, seule ma nudité, mon absolue visibilité, dépouillée des caches et des illusions de mon vêtement, pouvait montrer mon désir de les rencontrer. Et moi qui de cette manière n'avais plus rien à dissimuler, ni mon espace le plus intime, ni mon âme effrayée, je me disposai à les attendre.
"Deux jours et une nuit passèrent dans la solitude du désert. Le corps cédait peu à peu à la fatigue, à la douleur, au sommeil et à la folie qui sortaient en fumée par mes extrémités et descendaient de ma tête en réponse à la chaleur intense. Je ne perdis pas ma connaissance car ma mort m'importait pas, et lorsque l'on dit à ses restes meurtris que la vie peut se retirer, que le permis lui en a été délivré, c'est alors qu'elle s'accroche tel un contresens.
"Au soir du deuxième jour, les Invisibles, les Indiens sans dieu sortirent d'entre les pierres et les arbustes et me reçurent."
Je ne dispose que de ce bref récit, dont j'ai altéré le moins possible le style et la ponctuation, me contentant de rétablir deux brèves lacunes de six et trois mots. On peut rajouter à cette surprenante information certaines des histoires légendaires transmises par des Indiens instruits par les jésuites, qui racontent que "les Invisibles", "les hommes grands" vivaient dans la folie comme si celle-ci avait été la raison de gens normaux, et pratiquaient la liberté sexuelle dans leurs fêtes pour ensuite revenir à des relations normales et qu'ils ne connaissaient pas de maîtres ni ne faisaient la guerre ; et qu'ils n'avaient pas non plus ni dieux nu demeures permanentes (cf. Cabrera, pp. 147, 190 à 198, 212). On pourrait parler comme Foucault de "folie enfin confirmée dans ses droits".
Il manque encore un chapitre à cette histoire. Nous devons, entre autres, nos connaissances actuelles sur les grottes rupestres de Basse-Californie, ou plus exactement la divulgation de ces connaissances, à un auteur américain de romans policiers, Erle Stanley Gardner, créateur du personnage de Perry Mason qui fréquentait en touriste la région.
Notre point de départ est tout à fait à la manière de Stanley Gardner. Il découle d'une expérience vécue sur le terrain par l'auteur de ce projet de thèse. En raison des travaux d'extension du boulevard périphérique intérieur, l'ancien parc situé entre le bois de Chapultepec et la Calzada de Tacubaya, rendez-vous traditionnel des cyclistes et des patineurs, a été scindé en plusieurs micro-jardins publics séparés par des ponts, des voies rapides, des échangeurs et des passerelles pour piétons. Ces petits jardins, délaissés en semaine en raison de leur difficulté d'accès, se transforment les samedis et dimanches matins en lieux de rendez-vous pour différents groupes ethniques de la province mexicaine. Avec une surprenante régularité, comme une réponse à l'énormité de la ville, se rassemblent sur un triangle de 15 m2 de pelouse des servantes originaires d'Amealco, des dizaines de maçons de Huajapan de Leon sur un autre, un peu plus loin vingt-cinq boulangers de Zacatecas ; une demi-douzaine de marchands de Santiago de Nayarit tout au fond. La ville les projette et les disperse à des dizaines de kilomètres d'intervalle les uns des autres, et leur manque de ressources les empêche de se retrouver tout au long de la semaine. La vie les sépare durant cinq ou six jours, parfois deux ou trois semaines, mais l'existence de ce refuge, de ce point de rendez-vous, de cette petite extension de leur terre natale leur permet de toujours se retrouver. Là, ils peuvent réorganiser leur vie en fonction de la nostalgie et de affinités, et l'amitié permet d'affronter l'hostilité de l'environnement. Ce sont des zones urbaines préservées et transformées en espaces reconquis. Des fragments d'un village du Chiapas, une petite communauté agraire de Puebla, un lac du Michoacan imaginaire, au beau milieu d'une ville de vingt millions d'habitants.
Le trait essentiel de ces multiples présences incrustées dans la ville est leur invisibilité. Au cours d'une enquête réalisée par l'auteur parmi 372 automobilistes circulant habituellement dans la zone du 12 avril au 18 mai, ce phénomène étrange a été mis en évidence. Ces groupes "tribaux urbains" sont invisibles pour ceux qui les côtoient. Ils ne sont pas perçus. Ils n'existent pas.
Comme on l'aura peut-être compris au travers de ces notes nous menant à un sujet de thèse, il s'agit d'un travail sur le mimétisme mais plus encore d'un travail sur l'invisibilité des "autres" au sens sartrien du terme (cf. Sartre, Oeuvres complètes II, p.118).
Notre hypothèse de travail est la suivante : identifier l'espace géographique occupé par le plus invisible des groupes invisibles. Tenter d'enquêter sur d'éventuels phénomènes migratoires d'Indiens de la sierra de Basse-Californie vers la ville de Mexico, et sur le type d'emploi occupés par ces émigrants. Tenter de mettre en évidence le lien existant entre les anciens et les nouveaux Invisibles. Chercher les véritables raisons de leur invisibilité.
Je souhaite qu'un projet aussi peu orthodoxe, réalisé dans une optique non passionnelle, puisse au moins bénéficier d'une évaluation impartiale et qu'il soit permis à l'auteur de mener à bien sa recherche avant que les jugements - ou les préjugés - s'exercent sur les résultats. Une bibliographie est jointe en annexe.

Elena Jordan, Mexico, avril 1988.